En compétition officielle au 76° Festival de Cannes, le film a obtenu la palme d’or. Outre une performance flamboyante de Sandra Hüller, ce film de procès se révèle le meilleur film de la cinéaste, porté par une écriture au cordeau. La cinéaste de 44 ans succède ainsi à Jane Campion avec La Leçon de piano en 1993 et à Julia Ducournau avec Titane en 2021.
ANATOMIE D’UNE CHUTE de Justine Triet. France, 2023, 2h30. Avec Sandra Hüller, Swan Arlaud, Milo Machado Graner. Palme d’or Festival de Cannes 2023. Meilleur film et meilleur scénario aux Golden Globes 2024. Oscar 2024 du meilleur scénario original.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
La carrière de Justine Triet est intimement liée au Festival de Cannes puisque ses quatre longs métrages y ont été présentés. Repérée à l’ACID (section parallèle de films indépendants présentés en marge du Festival) en 2013 pour La Bataille de Solferino, c’est avec la présentation de Victoria à la Semaine de la Critique en 2016 qu’elle obtient une plus large reconnaissance. Ce fut un succès qui lui a permis d’intégrer la compétition officielle dès son film suivant Sybil.
Sandra, une romancière germanique à succès vit dans un chalet avec son mari français, Samuel et leur fils Daniel, 11 ans, malvoyant depuis un accident qui a bouleversé la cellule familiale. En rentrant d’une balade, Daniel trouve son père étendu à l’entrée du chalet, gisant dans une mare de sang. Déclarée comme une mort suspecte, la justice décide de s’en prendre à Sandra et de l’inculper. Le doute est donc de mise : s’agit-il d’un suicide ou bien d’un meurtre? Un an plus tard, le procès a lieu, permettant de mettre en lumière l’origine de cette tragique chute!
Tout commence par une tension. Tension entre Sandra et une journaliste venue l’interviewer, (cet entretien sera écourté à cause d’une musique tonitruante qui se fait entendre à l’étage, là où travaille Samuel) et tension entre Sandra et son mari. Ce qui se joue dans la tension entre la femme et son époux ne se voit pas, mais s’entend autant qu’il se devine. En quelques secondes Justine Triet «place ses pions», dévoilant les fêlures d’un couple en opposition totale et dont l’amour semble brisé. Au milieu d’eux se trouve leur jeune fils, Daniel quasi aveugle.
Le titre du film, qui fait clairement penser à Anatomy of a crime d’Otto Preminger, doit se lire à plusieurs niveaux. La chute du titre correspond évidemment à l’incident déclencheur de l’intrigue, mais également à la déchéance du couple formé par Sandra et Samuel, racontée à rebours à travers des témoignages et des pièces à conviction, à l’image d’un enregistrement audio réalisé par la victime la veille du drame. Cette chute montre aussi le délitement de la vie de Sandra. Cette dernière voit son existence bouleversée du jour au lendemain. Lors du procès, sa vie privée se retrouve disséquée sous tous les angles possibles et imaginables. Comme l’explique la cinéaste dans le dossier de presse : «L’idée, c’était de raconter la chute d’un corps, de façon technique, d’en faire l’image de la chute du couple, d’une histoire d’amour».
Le film s’approprie le genre du film policier et celui du film de procès. Justine Triet va aller creuser dans les abîmes de la psychologie humaine et nous propose une forte réflexion à la fois psychologique, politique et sexuelle sur l’opposition des ego, le désir, la frustration, la jalousie et l’intimité dans un couple. La dissection du couple, que propose la réalisatrice, c’est surtout celle de l’érosion de la passion, et comment continuer à la faire vivre.
Comme son titre l’indique, Anatomie d’une chute entend étudier cliniquement le cours d’un procès face à un cas aussi complexe que celui d’un possible homicide conjugal. Le procès est captivant au-delà de la force rhétorique et la technique filmique subjugue, étonne. Les joutes oratoires entre avocats sont impressionnantes d’intelligence et souvent même de drôleries. Au cours de ce procès, Justine Triet nous fait douter sur ce qui a pu se jouer entre Sandra et Samuel. Il avait toutes les raisons de se suicider, elle avait aussi des motivations pour le tuer. Au centre de de cet amour/haine/passion, n’est-ce pas Daniel, enfant sacrifié du couple qui détient possiblement une part de la vérité ?
Le film questionne et place le spectateur comme un des membres du jury, qui va connaître progressivement les maux qui rongeaient ce couple depuis des années . D’abord par des témoignages, puis via deux flash-backs exceptionnels. L’intérêt du film ne se résume pas au personnage central de Sandra. Tous les protagonistes qui l’entourent prennent une part tout à fait importante dans le récit, qu’il s’agisse du jeune enfant aveugle, de l’avocat, du procureur et même de la présidente du tribunal. Ils servent la mécanique de l’univers de la justice. La puissance évocatrice de la narration permet de révéler tous les enjeux et les tourments des personnages qui gravitent autour de cette femme. En concentrant sa mise en scène sur la parole des protagonistes, Justine Triet interroge la notion même de «vérité» au sein d’un tribunal.
Visuellement le film bouscule tout ce qu’on peut attendre d’un film de procès. Les longs métrages se déroulant au tribunal répondent souvent à un «cadre» très précis : lignes symétriques, plans fixes, cadres majestueux. Anatomie d’une chute déstabilise par son mouvement. La cinéaste multiplie les zooms, les contre-plongées, les gros plans et les mouvements de caméra.
Dans son exploration de la figure féminine au cinéma, cette œuvre rappelle le talent de Justine Triet à analyser des portraits de femmes d’une rare complexité. Sandra est un personnage atypique passionnant. Elle est ambitieuse, parfois antipathique. «Pour moi, ce film est un prétexte pour entrer dans le cerveau d’une femme et de sa vie»… «C’est un personnage qui assume sa liberté, sa sexualité, ses choix de vie. Elle a l’air forte et ça la rend suspecte» explique la réalisatrice.
On semble assister, avec les films Saint Omer d’Alice Diop, Anatomie d’une chute et Le Procès Goldman de Cédric Kahn, à un regain d’intérêt pour le genre du film de procès. Malgré les différences entre ces trois films, on y retrouve une série d’éléments communs : rigueur du récit, discrétion de la mise en abyme, multiplication des points de vue et des formes narratives – témoignages, interrogatoires, reconstitutions, présentations de documents visuels et sonores, etc. Ces trois œuvres interrogent chacune la véracité d’une parole en même temps qu’elles s’attardent sur la manière dont celle-ci est reçue par l’institution judiciaire et plus largement la société. Leur constat final est lui aussi similaire : la «vérité» statuée par la justice ne permet pas de répondre à toutes les questions mises en exergue.
Anatomie d’une chute, passionnant par son approche précise et réaliste, est un film de procès redoutable et un drame familial qui captive en interrogeant sur les rapports humains. Il se situe entre la chronique judiciaire, le drame et le thriller.
Lors de la cérémonie des César 2024, Anatomie d’une chute a obtenu le César du scénario original, le César de la meilleure actrice féminine pour Sandra Hüller, le César du meilleur acteur dans un seconde rôle pour Swann Arlaud, le César du meilleur montage pour Laurent Sénéchal et Justine Triet a obtenu les César de la meilleure réalisatrice et le César du meilleur film.
Philippe Cabrol