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LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGEde Mohammad Rasoulof – prix œcuménique Cannes 2024

Tourné clandestinement, le film fait d’un sombre drame familial la métaphore d’un régime au bord de l’effondrement. Entre drame et thriller psychologique, le récit prône le pouvoir et l’impact des femmes iraniennes dans le mouvement actuel de dénonciation du régime et de l’oppression.

LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE de Mohammad Rasoulof. Iran/France/Allemagne, 2024, 2h48. Avec Soheila Golestani, Setareh Maleki, Missagh Zareh, Mahsa Rostami. Festival de Cannes 2024, compétition officielle, prix du jury, prix Fipresci et prix oecuménique.

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Depuis Le Diable n’existe pas, prix œcuménique et Ours d’or à Berlin en 2020, Mohammad Rasoulof fait partie de ces réalisateurs qui maîtrisent l’écriture cinématographique pour un propos universaliste. Il fait de la lutte contre la censure un des combats de sa vie. Réalisateur important et reconnu, il est une des figures de la culture iranienne qui a toujours refusé de quitter son pays pour tenir tête à la censure, aux intimidations et à la répression.

Mais condamné à 8 ans de prison, flagellation et confiscation des biens «pour collusion contre la sécurité nationale», il a récemment fui son pays et reçu l’asile politique en Allemagne, et le soutien nécessaire pour présenter son film au Festival de Cannes : «Quand je traversais la frontière, je me suis retourné, j’ai lancé un dernier regard à ma terre natale et je me suis dit j’y retournerai», a raconté le réalisateur.

L’histoire prend place au milieu des manifestations populaires iraniennes et le mouvement « Femme, vie, liberté » qui secoue la République islamique depuis la mort de Mahsa Amini, cette jeune femme tuée par la répression des mœurs en 2022.

Le figuier sauvage est une plante qui pousse sur des arbres, les racines vers le sol, après que des graines ingurgitées par des oiseaux soient déféquées. Puis le figuier s’enroule autour de son tuteur, comme un boa constricteur, jusqu’à l’étrangler afin de se dresser librement. C’est une belle métaphore pour la société iranienne malade, mais prête à se soulever. Le film contribue à semer les graines d’un mouvement qui continue à prendre de l’ampleur.

Le cinéaste iranien examine le politique par le biais de l’intime avec ce magnifique film. Les Graines du figuier sauvage raconte l’histoire d’Imam, promu juge d’instruction. Sa femme, Najmeh, est la première à s’en réjouir. Signe de son importance nouvelle, on lui confie une arme à feu afin de se protéger. Son prédécesseur a été renvoyé, parce qu’il avait refusé de signer une condamnation à mort sans avoir eu le temps pour étudier le dossier. Iman, fonctionnaire loyal depuis une vingtaine d’années, se trouve vite coincé dans un système qui le dépasse. Il devient serviteur du régime et pour préserver sa carrière, son éthique personnelle est remise en question. Sa femme accepte la domination de son mari, car elle aspire à une vie bourgeoise. En revanche, leurs deux filles, Rezvan et Sana, s’indignent de la violence de la répression que connaissent les manifestants et ont des désirs d’émancipation.

Alors que la mort d’une jeune femme pendant son arrestation pour  »port de vêtements inappropriés » provoque une vague de manifestations durement réprimées, Iman prononce des condamnations et se retrouve à interroger et condamner des jeunes gens de l’âge de ses filles. Son épouse s’inquiète, juge les manifestants et se fait garante de l’ordre social alors que leurs filles se sentent solidaires des manifestations et considèrent cette révolte légitime. Elles secourent une amie gravement blessée, qui reçoit une décharge de chevrotine dans l’œil et que la mère consent à soigner, l’hôpital signifiant l’arrestation de la jeune fille. Rezvan et Sana se révoltent petit à petit contre l’attitude de leur père.

Tout s’emballe lorsque le revolver d’Iman, symbole de sa réussite sociale, disparaît, et que les soupçons se portent sur les deux filles. Elles découvrent les horreurs et les contradictions d’un système despotique et patriarcal. La déchirure générationnelle entre les parents, accrochés à la télévision, organe de propagande, et aux valeurs conservatrices, et leurs filles passionnées par les réseaux sociaux, s’accentue encore plus. Rezvan et Sana n’acceptent plus les mensonges racontés à la télévision ni l’autorité de leur père.  »Le monde a changé » dit la mère pour jouer le rôle de médiatrice,  »mais pas Dieu ni ses lois » ponctue fortement le père.

Le pistolet incarne la brutalité aveugle des institutions islamiques et contribue à la désintégration de la famille d’Iman. Avec sa perte, le mensonge devient alors au cœur du film, où se confrontent la foi dans la propagande du régime (le père), la ruse pour se défendre (les filles) et l’aveuglement volontaire jusqu’à un certain point (la mère). Iman ne voit pas le mal dans les lois qu’il défend. Sa principale tâche est de  »mater » la révolution en actant la mise à mort des manifestants. Il tombe dans un endoctrinement silencieux. Sa vision de la stabilité et de la sécurité prend un sens que ses enfants discutent et que son épouse remet en question, malgré tout le soutien affectif qu’elle lui donne en public.

Contrairement à d’autres films de Rasoulof,le mal ne se cache plus dans la banalité, dans un dilemme moral ou d’amitié, mais s’affirme dans la volonté de garder ses privilèges et de favoriser l’injustice, l’immoralité au risque de perdre sa famille. Iman peut-il re-devenir un homme intègre dans une institution pleine de corruption ? Peut-il seulement remplir son rôle de père avec une arme cachée dans sa table de chevet ? Ce  »père » n’est-il l’État iranien lui-même ?

Le cinéaste utilise dans son film beaucoup de vidéos véhiculées sur les réseaux sociaux. Ainsi, il transforme son film en une œuvre collective et fait entrer la révolte populaire sous forme d’images verticales contre l’injustice. Le scénario traite avec intelligence une thématique au centre de la vie des Iraniens et du fossé qui se creuse entre les générations. La mise en scène, qui utilise des images réelles des manifestations filmées avec des téléphones, crée l’atmosphère véridique dans laquelle se déroule l’histoire.

Alternant un format rectangulaire, des plans séquences, des plans serrés avec des images documentaires filmées verticalement au smartphone, qui apportent une réalité sidérante au film. Rasoulof compose une toile harmonieuse entre la fiction et le réel pour rendre compte du vécu en Iran. Il signe une œuvre splendide et implacable, dont la teneur esthétique est à la hauteur de la portée politique. C’est une œuvre choc contre l’obscurantisme violent du régime théocratique de Téhéran et son tragique bilan répressif. Au Festival de Cannes, il a déclaré que la liberté est pour lui au-dessus de tout et qu’il en accepte de payer le prix.

Philippe Cabrol

Les Graines du figuier sauvage a reçu le prix du jury œcuménique au Festival de Cannes 2024, accompagné de la motivation suivante : « Quand la religion s’associe au pouvoir politique et au patriarcat, elle peut détruire les relations les plus intimes et la dignité des personnes, comme l’incarne ce drame familial iranien. Le jury a été sensible à sa richesse symbolique, son dénouement généreux et porteur d’une note d’espoir, ses touches d’humour et sa tension déchirante. Sa subtilité et la sobriété de son écriture, tant dramaturgique que filmique, en font une métaphore de toute théocratie autoritaire ».

Les membres du jury 2024 étaient : Julienne Munyaneza (Rwanda/Grande-Bretagne), Joanna Haberer (Allemagne), Magali Van Reeth (France), Pierre-Alain Lods (France), Edgar Rubio (Mexique), Alexander Bothe.(Allemagne)

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