Quand une travailleuse du sexe rencontre un jeune homme russe, riche et insouciant, va t-on vers un conte de fées ou un drame social ? Dans ce film brillamment construit et superbement interprété, le réalisateur s’amuse avec les attentes du spectateur.
ANORA de Sean Baker. Etats-Unis. 2024, 2h18. Avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian, Vache Tovmasya. Festival de Cannes 2024, palme d’or.
Critique de Magali Van Reeth, SIGNIS France
Dans une ouverture noyée de rose bonbon, on découvre Ani au travail dans un club de New York. C’est une jeune femme déterminée, au corps parfait et au professionnalisme éprouvé malgré son jeune âge. Elle a de la répartie, autant avec les clients qu’avec ses collègues. Lorsqu’on lui demande de s’occuper d’un client russe, dont elle parle la langue, elle est d’abord réticente. Mais ce doux jeune homme, aussi riche qu’insouciant, la change agréablement de sa clientèle habituelle.
Commence alors entre ces deux jeunes gens une relation tendre mais tarifée : Ani, émerveillée par tant de luxe, reste prudente. Dans leur sexualité, ils retrouvent l’innocence de leur âge. Ivan joue au prince charmant, on s’égare dans une ambiance de contes de fées aux accents très modernes. Est-ce Alice au pays des merveilles ou Cendrillon ? Pour ce fils d’oligarque russe, tout semble possible grâce à l’argent et les fonds paraissent inépuisables.
Tout en respectant parfaitement la grammaire et les codes du cinéma classique, la mise en scène de Sean Baker a des accents très contemporains et des audaces réjouissantes. On a l’impression d’assister à un feu d’artifice tant le rythme est soutenu, alternant sans cesse entre tragédie et comédie. La scène centrale du film, où les gardes du corps, caricatures de mafieux venus d’anciennes républiques soviétiques, viennent arrêter Ani, est un régal de cinéphile. Où le réalisateur instille les ingrédients de la scène finale, à la fois poignante, énigmatique et réaliste.
Sean Baker tenait à soigner l’image de son film et il a tourné en 35mm avec des objectifs anamorphiques, pour s’approcher au plus près de l’élégance du cinéma des années 1970. Le résultat est un régal pour le cinéphile où alternent le luxe dépouillé des maisons de riches, le gris d’un hiver sur la côte Est des Etats-Unis et les couleurs chaudes et claquantes de Las Vegas. Les personnages évoluent en résonance avec ces environnements, exubérants sous les néons et le brouhaha cliquetant des casinos, perdus dans le brouillard des rues de New York. Quant à la luxueuse villa, elle est le cocon des amours pudiques des deux jeunes gens et celui de l’affrontement homérique où Ana joue sa survie.
Il n’y a pas dans ce film une intention de dénoncer ni la prostitution ni les mafieux russes. S’il y a une représentation très réaliste de ces deux milieux, Sean Baker ne porte aucun jugement ni sur le métier d’Ani ni sur les réaction d’Ivan, et il nous fait souvent rire de certaines situations ou réparties. C’est avant tout un plaisir de cinéma. Même si la dernière scène, aussi énigmatique qu’ouverte, laisse entrevoir pour Ani un nouveau type de relation, jusqu’alors inconnu d’elle.
Cette scène finale peut donner une autre grille de lecture du film, donnant plus de profondeur aux intentions du réalisateur : pouvoir indécent de l’argent, fascination morbide pour le luxe, fragilité d’une population en marge, vivant des miettes de ceux qui les exploitent, physiquement comme moralement. Sean Baker possède tous les codes du cinéma et le dynamise par le montage, la bande son et le rythme, et en saupoudrant ce qu’il faut de drame dans une comédie, a su séduire les jurés du Festival de Cannes et repartir avec la palme d’or.
Magali Van Reeth