1917. Edward, un Britannique employé par l’Empire en Birmanie, doit se marier avec sa fiancée Molly. Saisi de doute, il s’enfuit de Rangoon pour échapper au mariage. Molly le pourchassera à travers les colonies asiatiques dans un grand tour romanesque.
GRAND TOUR de Miguel Gomes. Portugal/Italie/France, 2024, 2h08. Avec Crista Alfaiate, Gonçalo Waddington, Claudio Da Silva, Tran Lang-Khê. Festival de Cannes 2024, compétition officielle, Prix de la mise en scène.
Critique de Pierre-Auguste Henry, SIGNIS France
Miguel Gomes est de retour, près de 10 ans après la trilogie des Mille et une nuits, avec un film auréolé du prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes. Grand Tour est effectivement un film formaliste, resplendissant d’un noir et blanc bien graineux et retentissant de sons et chansons comme à l’habitude du cinéaste portugais. Scindé classiquement en deux parties, une par amant, le film est en fait très protéiforme et répète les motifs habituels de Gomes : une frontière poreuse entre les images de fiction et celles documentaires qui viennent ponctuer les actes, et en couleur débordant parfois sur le noir et blanc, quelques joyeux anachronismes et une langue qui change de pays en pays sans toujours être sous-titrée. Le mystère et l’enchantement sont au rendez-vous, quoi de plus normal pour un film qui parle d’amour.
Le film s’ouvre sur un répertoire d’images enivrantes : une grande roue, un spectacle de marionnettes et d’ombres chinoises, un bouquet de fleurs de Strelitzia qui change de main. Nous sommes au début du XXème siècle à Rangoon et un parfum de mélancolie se dégage d’Edward, jeune fonctionnaire colonial visiblement troublé par l’arrivée imminente de celle qu’il a demandé en fiançailles il y a déjà 7 ans, restée depuis en Angleterre et avec qui il doit enfin se marier. On sait d’emblée que Grand Tour sera un grand film romantique, une fuite et une poursuite baignant dans l’ébriété de ces lointaines colonies où chaque occidental semble chercher ses sens.
Nous suivons Edward en Chine, puis Bangkok, Singapour, Manille… dans un voyage sans autre fin que l’échappée elle-même et où ses rencontres, occidentaux égarés et autochtones intrigués, ne font que le conforter dans son vertige. Les nombreux moments musicaux évoquent ce déplacement physique et sentimental : La valse du Beau Danube Bleu accompagne la fuite, My Way de Franck Sinatra porte Edward aux larmes avant que l’on entende Somewhere Beyond The Sea comme un écho à l’étrange voyage du personnage.
Dans la seconde partie, c’est Molly que l’on suit alors qu’elle tente de retrouver son futur mari. Elle a toujours une étape de retard sur Edward mais semble animée d’une volonté de fer et étonnamment amusée du ridicule de la situation. Son rire pouffé réjouit les événements qui pourtant s’assombrissent, d’un terrible accident de train aux maladies tropicales et jusqu’à l’attendu dénouement romantique. Il est soudain question d’un village coupé en deux qui aurait développé deux versions d’une même chanson : « Passion Sans Fin » et « Tristesse Infinie », variations respectives de Molly et Edward sur leur abandon au monde.
Sommet de romantisme, Grand Tour est un ravissement visuel, un délice musical et une extase de montage. Par-delà ce manège enchanteur, il y a cette étude du sentiment amoureux à l’épreuve du temps et de l’espace et, assez ouvertement, de la lâcheté des hommes dans cette équation. Miguel Gomes reprend le dispositif de son chef d’œuvre Tabou (2012) en mêlant cela au roman colonial pour exalter un sentiment fondateur de cinéma, la nostalgie de quelque chose qui n’est jamais vraiment arrivé.
Pierre-Auguste Henry