Le cinéma argentin ne cesse d’étonner, notamment par sa liberté narrative, Los Delincuentes s’impose de manière originale et personnelle, nous excitant d’emblée par un braquage de banque en interne.
LOS DELINCUENTES de Rodrigo Moreno. Argentine, 2023, 3h10, Avec Daniel Elias, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino. Festival de Cannes 2023, sélection Un Certain Regard.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
Ce film s‘inspire librement du roman Le banquier anarchiste de Fernando Pessoa (1922), ainsi que d’un film figurant sur la liste des 100 meilleurs films argentins de tous les temps, L’Affaire de Buenos Aires (1949) de Hugo Fregonese, qui met en scène un joueur endetté commettant une malversation dans l’entreprise dans laquelle il travaille. Film présenté par l’Argentine pour concourir dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère aux Oscars, Los Delincuentes de Rodrigo Moreno s’éloigne de son modèle.
« C’était mieux avant, on avait davantage de liberté ». Par cette phrase, prononcée lors d’une pause cigarette, ce vieux collègue explique que pour lui, la liberté c’est avant tout le plaisir de pouvoir fumer où il veut, quand il veut et tant pis pour les autres. Cette courte anecdote n’illustre t-elle pas les fameuses questions : la liberté, qu’est-ce que c’est ? Où commence celle des uns et s’arrête celles des autres ? Certes cela pourrait être une épreuve de philosophie au baccalauréat, mais nous sommes dans un film qui renvoie sciemment à une époque de liberté et de possibles changements de vie, les années 1970.
Qui sont les délinquants du film ? Tout d’abord Moran. Le film s’ouvre sur son quotidien morose. Employé de banque, il saisit un jour l’opportunité de vider le coffre-fort de sa propre banque. Son plan ? Cacher le butin, se rendre à la police pour purger les trois ans et demi de prison prévus pour un tel larcin, puis couler des jours heureux le reste de sa vie. Mais pour cela, il a besoin de l’aide de son collègue Román, qui éprouve plus que lui, un dilemme moral. Ce sont donc ces deux collègues banquiers Román et Morán qui décident d’organiser ensemble ce projet fou : voler l’équivalent d’une vie entière de salaire, la somme de 90 000 dollars. La moitié assurera à chacun sans rien faire un salaire mensuel identique à celui qu’ils touchent. Désormais délinquants, leurs destins sont liés. Au gré de leur cavale et des rencontres, chacun à sa manière emprunte une voie nouvelle vers la liberté.
Román incarne la prudence alors que Morán se lance à l’aventure. Ils savent cependant que cette décision va faire basculer leurs vies. La découverte d’une certaine liberté, et la rencontre d’une femme, Norma va en effet tout changer. Roman et Moran : non, ce n’est pas un hasard d’avoir appelés ainsi nos deux anti-héros. Ces noms sont des anagrammes. Avec une intelligence rare, ce film construit un certain nombre de résonances entre les destins des uns et des autres. Deux sœurs croisées s’appellent Norma et Morna, l’une étant même en couple avec un certain Ramón. Les parallèles ou coïncidences entre les destins des deux personnages se construisent ainsi sur la durée.
Los Delincuentes débute en terrain connu, celui d’une comédie de bureau à l’humour absurde, un sillon de film noir classique. Tous les repères temporels, du téléphone aux vêtements, nous indiquent sans hésitation les années 1970, mais cette certitude s’effrite au fil du film. La première phase de leur braquage amateur se déroule fort bien, nerveux et rythmé, mais cela n’empêche pas la suite du film d’être porté par un vent d’imprévisibilité poétique. Les deux compères pensent avoir chacun trouvé « la clé des champs » et de fait, si la première partie de Los Delincuentes se déroule dans des bureaux anxiogènes aux couleurs moches, ceux-ci laissent progressivement place aux immenses paysages ensoleillés d’une campagne bucolique sans patron ni comptes à rendre.
Dans sa première partie, le film met l’accent sur deux éléments. Premièrement, sur l’inhumanité du travail : ce qui aliène les habitants de Buenos Aires, des tâches sans émotions qui engendrent une routine morbide. Tout suppose l’envie d’échapper à une société dans laquelle les heures de travail et les bénéfices sont primordiales. Deuxièmement, la gestion de l’argent : toutes les relations humaines de la première partie sont construites autour d’une marchandisation constante, entraînant une perte des sentiments humains. Ensuite le long-métrage nous amène vers un ailleurs, vers une société plus juste.
Au gré de leur cavale et des rencontres, les deux hommes vont chacun à leur manière découvrir une nouvelle vie, un chemin tortueux avec la liberté comme promesse.
Le film se construit sur l’opposition entre le travail et le loisir, la ville et la nature, l’asservissement et la liberté.
« Le film dure trois heures, moins qu’une certaine finale de football », s’amuse le réalisateur qui a mis cinq ans à réaliser ce film. Il y a donc de l’inventivité, du burlesque, du désir, de la passion. Rodrigo Moreno a un esprit frondeur et aventureux. Le film embrasse entièrement l’horizon de ses délinquants : malgré leurs mésaventures et les conséquences cruelles du vol, l’idée même du vol est présentée comme relevant du bon sens.
Ce film est une fable, nous ne sommes pas du tout dans le réalisme. Le réalisateur s’intéresse au langage cinématographique et non à la réalité. En effet le scénario est sinueux et fantasque. On retrouve dans Los Delincuentes l’art de la digression, les fausses pistes de narration classique, les allers et retours temporels, les destinées individuelles qui sont fondamentalement bouleversées par des rencontres inattendues, des lieux loin de la capitale qui inspirent autant de nouveaux récits inépuisables et une alternative de vie pour les protagonistes. S’ensuivent des situations comiques, des rencontres risquées et une cavale qui nous fait traverser différents genres cinématographiques. Los Delincuentes est un enchantement constant. C’est un film inclassable.
Philippe Cabrol