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JOUER AVEC LE FEU de Delphine et Muriel Coulin

Ce récit explore les ressorts d’une paternité trahie par la dérive violente d’un fils. Un drame intime qui offre aussi un regard sans concession sur la société actuelle et une jeunesse oubliée. Un film âpre mais profond.

JOUER AVEC LE FEU de Delphine et Muriel Coulin. France, 2024, 1h50. Avec Vincent Lindon, Benjamin Voisin, Stefan Crepon. Sélection officielle Biennale de Venise 2024, prix d’interprétation masculine pour Vincent Lindon.

Critique de Patrick Lauras, SIGNIS France

Pierre est cheminot, ancien syndicaliste engagé, vivant en Lorraine avec ses deux fils Fus et Louis. Fus a arrêté des études de mécanicien tandis que Louis vient d’être admis à la Sorbonne. Pierre découvre que Fus part à la dérive en fréquentant un groupe d’ultradroite violente. Il fera tout pour tenter de le ramener à la raison. Rien à faire, il finit par ne plus le reconnaître, et n’accepte pas ce qu’il considère comme une trahison.

Le troisième long métrage des sœurs Delphine et Muriel Coulin, Jouer avec le feu est inspiré du roman Ce qu’il faut de nuit, de Laurent Petitmangin, rude mais édifiant.

Pierre n’est pas un drôle, rien ne le fait sourire hormis le foot. Avare de mots d’affection, il contrôle tout et distille quelque chose de pesant pour ses deux jeunes. L’intérieur de la maison est sombre et souligne l’enfermement. Il est un homme marqué par la perte de son épouse, écrasé par la double charge familiale et professionnelle. C’est avec son point de vue que nous découvrons le désastre, et il est déjà trop tard. Aucune raison ne peut plus faire revenir Fus et le désarroi de Pierre est saisissant. Les dialogues s’enflamment, combat perdu de la raison contre des propos formatés par la radicalisation. Il semble que toute parole devient délétère, au contraire de ce qu’il faut faire dans un conflit ordinaire.

Le scénario alterne heureusement avec des belles scènes dans l’intimité familiale, lorsque la parole se tait laissant place à de la complicité, que ce soit deux à deux (père-fils, frère-frère) ou tous ensemble. Le passé, chargé d’épreuves partagées les relie. Si ce ne sont pas les paroles, la tendresse fera-t-elle revenir Fus ?  Ou les gestes avec lesquels Pierre le soignera lorsqu’il se fera matraquer ?

Dans un réalisme cru, le scénario répond que non. Dès lors le film s’élève pour nous interroger sur les limites de l’amour paternel. Pierre n’a-t-il pas failli ? Si oui, que fallait-il faire autrement pour que Fus trouve sa voie ? Jusqu’où sommes-nous responsables de ce que deviennent nos enfants ? Et peut-il, doit-il encore l’aimer s’il devient abject ? Vincent Lindon est vraiment juste dans son rôle de père blessé, et en miroir Benjamin Voisin et Stefan Crepon tiennent la réplique avec brio !

Le dernier quart d’heure du film est un moment de grâce, douloureux mais délicat et profond. Où l’on voit qu’il faut changer d’habit pour continuer à aimer et pardonner. Et que si la parole, encore elle, reste trop difficile la tendresse peut sauver ce qui est perdu.

Voilà pour la portée intime du film. Les réalisatrices lui veulent aussi une signification politique, car il éclaire un grave sujet de société, récent, ce phénomène de radicalisation violente. On n’y trouvera pas cependant une analyse du processus qui y conduit. Nous en percevons seulement quelques signes, sur fond de désarroi d’une jeunesse oubliée : interdite de rêver, interdite d’un ailleurs, interdite de travail. On n’y trouvera pas non plus la monographie des milieux concernés, cela aussi nous est montré par bribes (ex. l’exaltation de la force physique, des combats corps à corps, des scènes d’engagement collectives) sans former un ensemble totalement convaincant. Il faut considérer le film pour ce qu’il est, un drame familial aux répercussions universelles.

A la Biennale de Venise 2024, où Jouer avec le feu était en compétition officielle, Vincent Lindon a reçu la coupe Volpi, prix d’interprétation masculine. Cette distinction récompense la longue carrière de l’acteur, où il a souvent joué dans des comédies sociales, prenant parfois des risques dans des films d’avant-garde.

Patrick Lauras

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