Fidèle à son cinéma privilégiant l’épure et l’ellipse, le réalisateur montre le sentiment amoureux en refusant de recourir à tout effet dramatique dans sa mise en scène et dans le jeu de ses comédiens.
QUATRE NUITS D’UN RÊVEUR de Robert Bresson. France, 1970, 1h45. Ressortie en version restaurée 2025. Avec Isabelle Weingarten, Guillaume des Forêts, Jean-Maurice Monnoyer, Lidia Biondi
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
»Que ce soit les sentiments qui amènent les événements, et non l’inverse » écrivait Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Cette pensée cadre tout à fait avec le film Quatre nuits d’un rêveur. L’histoire se noue autour d’obsessions amoureuses.
»Il n’y a rien à regretter, ce que j’ai perdu c’est un zéro parfait » : cette phrase qu’annonce Jacques à Marthe, symbolise une désillusion forte présente dans ce film, celle de l’amour. L’amour idéal est perdu car il n’a jamais vraiment existé que dans l’esprit de son auteur, Jacques.
Après une première adaptation de Dostoïevski (Une femme douce), Robert Bresson retrouve l’œuvre de l’écrivain russe avec Quatre nuits d’un rêveur, tiré des Nuits blanches. Transposée dans le Paris de 1971, l’intrigue suit la rencontre nocturne de Jacques et Marthe sur le Pont Neuf. Attendant le retour de son amant depuis plus d’une année, Marthe, lasse de cette situation, décide de sauter dans la Seine. Jacques, un jeune peintre, l’en empêche. Ils décident de se donner rendez-vous le soir suivant, sur le lieu de leur rencontre : le mythique Pont-Neuf. Les jeunes gens apprennent alors à se connaître. S’en suivent quatre nuits au cours desquelles Marthe et Jacques se confient l’un à l’autre sans retenue. Jacques est sous le charme de la jeune fille. Bresson saisit alors, à l’aide de flash-backs et d’ellipses, les confidences quotidiennes de ces deux âmes solitaires diluées dans leur époque et dans leur ville. Ces confidences offrent au réalisateur l’occasion de filmer la désillusion d’une génération idéaliste, quelques années après les événements de Mai 1968.

»L’histoire de Jacques » dépeint son quotidien morne, articulé autour d’un étrange rituel. Il déambule dans Paris à la recherche de femmes qu’il observe, mais sans jamais oser les approcher. Sa trajectoire se reconfigure de la sorte au gré des silhouettes rencontrées. Rentré chez lui, Jacques peint des silhouettes féminines à coups de grands aplats de couleurs. Les toiles de Jacques sont très insolites, et Bresson les montre longuement, les visages remplacés par de grandes tâches de couleur.
Avec »Histoire de Marthe », nous écoutons le récit au passé qu’elle fait de sa rencontre avec ce grand amour dont elle attend qu’il se manifeste à nouveau. L’idéalisme de Marthe prend des allures bien différentes, puisque le récit qu’elle raconte commence sur son rejet des histoires amoureuses.
A la fin du film Jacques, apaisé, retourne à son atelier. Allongé sur son lit, il continue sa rêverie et enregistre un écrit qui transfigure l’échec amoureux en réussite. »Elle me voit de loin, elle vole à ma rencontre », Jacques s’invente un dialogue entre Marthe et lui, il sort de son lit en réécoutant les mots qu’il vient d’enregistrer et se met à peindre.
Le film donne une place fondamentale au magnétophone de Jacques avec lequel celui-ci enregistre ses fantasmes, il en tire ensuite une inspiration pour peindre. Bresson lui fait enregistrer à voix haute des monologues, sur un dictaphone, qu’il réécoute à l’infini. La notion de rêve dans le titre ne montre-t-elle pas ce que Jacques dicte au magnétophone ? Ses paroles relèvent de l’illusion et non pas de la réalité. La nature obsessionnelle de cet artiste se révèle pleinement lors des scènes diurnes, notamment lorsqu’il écoute dans un bus, face à la réaction interloquée des deux femmes assises face à lui, sa propre voix enregistrée au magnétophone en train de répéter inlassablement le nom de Marthe.

Avec ce film Robert Bresson nous permet de voir les formes et les couleurs du monde extérieur. En peintre abstrait, (Bresson fut peintre avant d’être réalisateur) le cinéaste choisit d’introduire ses acteurs par leur environnement, embrassant les espaces extérieurs, lui qui a si souvent privilégié les huis clos et le sur-cadrage.
Dès la séquence d’ouverture, le cinéaste écorche l’image idyllique de la capitale. Les deux flâneurs parisiens sont immergés dans la ville qui catalyse leur mélancolie. La pénombre brumeuse du Pont-Neuf, l’épaisseur de la nuit parisienne y sont fendues par des enseignes colorées, les lumières indistinctes et floues des bateaux mouches.
On voit le nébuleux des éclairages, le trafic des voitures, on sent l’humidité des quais de la Seine et les éclats des remous de l’onde, on admire les illuminations passagères des bateaux-mouches. La Seine, avec ses reflets bleutés, est le décor de leurs discussions, miroir déformant où viendront aussi se briser leurs illusions sentimentales.
Marthe et Jacques marchent souvent épaule contre épaule, ils s’enlacent. Les deux flâneurs sont des corps qui marchent. Bresson organise un jeu de regards à l’intérieur du cadre entre les personnages, créant du mouvement au sein des plans fixes. Ce mouvement correspond à une ronde des désirs : regarder, être regardé, désirer et se découvrir désiré. Ici, l’amour est »une pulsion scopique », une ritournelle enivrante et dangereuse.
Cette conscience de l’amour comme mirage, ce romantisme désespéré n’éteignent pas l’érotisme du film. Ils le nourrissent au contraire, ainsi en témoigne la sensualité d’une scène de nudité. Sur la chanson lancinante Musseke de l’artiste brésilien Marku Ribas (qui joue le guitariste dans l’orchestre du bateau mouche), Marthe, devant un miroir, ôte sa chemise de nuit. Bresson la filme surtout de dos ou de biais en train de s’observer.
Rarement la mise en scène de Bresson fut aussi dépouillée : elle est dans une tension constante entre couleurs et ombres, entre flou et netteté, entre verticalité et horizontalité. Elle repose sur une gestuelle précise, une science du mouvement (des corps, en particulier). Quatre nuits d’un rêveur est un grand film de corps. Les irruptions inattendues de moments musicaux obéissent à une logique précise. De jeunes chanteurs et musiciens font régulièrement leur entrée dans le cadre, à la manière d’un chœur antique ambulant qui sillonne la ville. Quelques mélodies bossa-nova sont chantées au hasard des déambulations nocturnes et jouées par une jeunesse hippie, reflux des utopies de la fin des années 1960 et des années 1970.
Grâce à l’harmonie des couleurs (c’est le second film de Bresson en couleurs), les personnages habitent véritablement la nuit, devenue le réceptacle de leurs remous sentimentaux. Bresson rythme son film par des plans en surplomb ouverts sur la Seine et ses bateaux.
La mise en espace du film va travailler à mettre en relation trois lieux principaux qui n’entreront quasiment jamais en liaison les uns avec les autres : la rue, l’appartement de Marthe et la chambre de Jacques. A ce titre, le poste de radio sur la table de nuit de Marthe et le dictaphone sur celle de Jacques constituent à peu près l’unique »rime » visuelle entre les deux espaces.
Avec ce film, Bresson nous transporte dans une réalité parallèle, celle des rêveurs, celle de l’imagination et du désir. Jacques, mélange intime de force et de sensualité, être constamment suspendu entre le rêve et la réalité, ne vit pas, il espère. Il invente.
Quatre nuits d’un rêveur, œuvre la plus rare et la plus méconnue de Robert Bresson, est un film mélancolique, sensuel, envoûtant, contemplatif et poétique. Nous ne savons pas grand-chose des personnages. Ils sont juste pris à un moment précis de leur vie. C’est avant tout un film que l’on contemple, que l’on observe.

À travers les portraits, tout en pudeur et en ellipses, de deux solitaires, le film poursuit l’aventure »bressonienne » des modèles. Refusant de parler d’acteurs, qu’il préfère appeler »ses modèles », le réalisateur impose à chaque film une diction, un visage vaste comme un paysage, un corps qui se révèle sous nos yeux.
»Un film est fait pour y pénétrer, pour que le spectateur y soit absorbé tout entier » écrivait Bresson. A travers des histoires souvent simples mais universelles, la précision filmique de Bresson a toujours eu comme objectif de laisser une place prépondérante à l’imaginaire du spectateur. Il est un des rares cinéastes qui a trouvé relativement tôt dans sa carrière un langage cinématographique très spécifique et immédiatement reconnaissable.
En treize long-métrages et quarante ans de carrière, Robert Bresson (1901-1999) a révolutionné le cinéma. Peintre du regard, sculpteur des corps, le cinéaste a hissé le 7e art à des sommets intenses.
Philippe Cabrol
Quatre nuits d’un rêveur est passé inaperçu à sa sortie en salle en 1971, malgré sa projection à la Quinzaine des réalisateurs en 1971 et sa présentation en compétition à Berlin la même année, où il reçut le prix OCIC, a été projeté au Festival de Cannes 2024 dans la section Cannes Classics.
La motivation du jury OCIC à la Berlinale de 1971 : »Ce film montre d’une manière très sensible et dans une grande unité de style, la recherche de deux êtres vers l’amour et l’identité personnelle. La fidélité des personnes envers elles-mêmes et envers leur entourage approfondit leurs sentiments et leurs expériences. En même temps, Bresson réfléchit sur la situation de l’artiste dans un monde de violence et d’anonymat ».
Les membres du jury OCIC : Raymond Carlier (Belgique), Ambros Eichenberger (Suisse), Otto Frankurter (Autriche), Günther Pflaum (Allemagne), Antonio Pelayo (Espagne), Jean-Claude Robert (Liban).