Dans les années 1950, le séjour en Algérie a été un moment fondateur pour l’œuvre de Frantz Fanon, médecin psychiatre et théoricien du racisme et de la colonisation. Avec une mise en scène intelligente, les personnages du film mettent en action la pensée du philosophe.
FANON de Jean-Claude Barny. France/Luxembourg/Canada, 2024, 2h16. Avec Alexandre Bouyer, Déborah François, Mehdi Senoussi, Salem Kali, Olivier Gourmet, Stanislas Merhar
Critique de Magali Van Reeth, SIGNIS France
Lorsque Frantz Fanon arrive pour prendre son poste de chef du service psychiatrie de l’hôpital de Bilda Joinville en 1953, l’Algérie est encore une colonie française, où la résistance commence à s’organiser. Le docteur Fanon, originaire de la Martinique, a servi dans l’armée française, où il a été victime de racisme, et a appris la psychiatrie auprès de médecins voulant rompre avec les habitudes archaïques encore en usage. C’est ce traitement de la folie et des colonisés qui va permettre à Fanon de construire son œuvre intellectuelle.

La mise en scène du réalisateur Jean-Claude Barny, lui-même d’origine antillaise, reste au plus près des théories de Fanon. Ainsi, pour chaque personnage, notamment les plus violents, ce n’est pas l’individu qui est mis en cause mais la structure de la société. On le verra notamment avec le sergent Rolland, tortionnaire pour l’armée française, ou la réaction irrationnelle d’un enfant ayant assisté au meurtre de son père, ou le mépris épidermique d’une jeune femme pour tous les Français.
Patiemment et fermement, le docteur Fanon impose de nouvelles méthodes psychiatriques, notamment en insistant sur l’importance du corps, réceptacle des tensions et des émotions. Il découvre peu à peu une autre façon de penser le racisme, la distance avec ses origines lui permettant de regarder autrement la colonisation européenne en Algérie. Soutenu par sa femme, il rejoint rapidement un mouvement indépendantiste, tout en étant conscient de la complexité politique de la résistance algérienne.
Fanon est porté par des acteurs toujours justes, notamment Alexandre Bouyer qui, sous la force tranquille du personnage de Frantz Fanon, sait faire ressentir l’intensité de sa réflexion politique et sa bienveillance envers les malades. Salem Kali incarne un militant indépendantiste démocrate, passionné mais lucide quand à l’avenir difficile de son pays. Stanislas Mehar est impressionnant de puissance et de violence rentrées dans le rôle de ce militaire désarçonné par les exigences de sa hiérarchie.
Si la violence traverse tout le film – violence sourde du racisme, violence des premiers attentats perpétrés par les deux camps – l’élégance du personnage de Fanon se diffuse dans toutes les scènes. C’était une époque où les médecins travaillaient en costume cravate, où les maisons coloniales avaient un charme et une fraîcheur agréables. Le docteur Fanon n’a jamais d’accès de colère, il a toujours un regard plein de compassion envers les malades les plus dérangés, envers les plus fragiles, les plus opprimés. Tout au plus, lorsque la violence devient trop prégnante, son regard s’évade et la scène prend alors un aspect fantastique ou onirique.
Avec son protagoniste, qu’il sait rendre attachant et sincère, Fanon démontre la violence systémique des sociétés, qu’elles soient coloniales, totalitaires, inégalitaires ou capitalistes.
Magali Van Reeth