A l’image du cinéma roumain des vingt dernières années, Blaga’s Lessons est un film multiple, à la fois chronique sociale désespérée, thriller policier et satire mordante, ayant recours à l’ironie pour mieux dépeindre les dilemmes qui tiraillent les personnages et la situation dramatique dans lesquels ils vivent.
BLAGA’S LESSONS / Уроците на Блага de Stephan Komandarev. Bulgarie/Allemagne, 2023, 1h53. Avec Eli Skorcheva, Gerasim Georgiev, Rozalia Abgarian.Compétition officielle au Festival de Karlovy Vary 2023, prix du jury œcuménique et prix d’interprétation féminine.
Critique d’Adrien Fondecave, SIGNIS France
Blaga, interprétée avec beaucoup de talent par Eli Skorcheva, est une professeure de bulgare à la retraite de 70 ans. Son mari vient de décéder, et elle souhaite lui acheter une belle sépulture, ainsi que pour elle-même, en témoignage de son amour envers lui. Mais elle perd toutes ses économies à la suite d’une arnaque téléphonique. Elle tente par tous les moyens (légaux) de récupérer cet argent… Sans succès. Elle décide alors de travailler pour ceux qui l’ont arnaquée.
Avec cette trame originale, le réalisateur et co-scénariste Stephan Komandarev dépeint la descente aux enfers de Blaga, qui se voit obligée de renoncer à tous ses principes pour retrouver sa dignité. Blaga est en effet une professeure intraitable, connue pour son exigence. Elle aide ainsi Nare, une jeune femme provenant du Haut-Karabagh, à apprendre le bulgare, pour pouvoir demeurer en Bulgarie et faire venir sa mère. Si Blaga est dure avec elle, c’est aussi par ce qu’elle souhaite que Nare réussisse son examen, qui conditionne l’obtention de sa nationalité bulgare.
Mais le destin se joue de Blaga lorsqu’un de ses anciens élèves, ex-cancre, s’avère être l’employé de la banque chargé d’évaluer ses biens, pour lui octroyer un crédit. Il lui fait bien comprendre qu’il a réussi, lui, et que c’est Blaga qui a raté sa vie, malgré tous ses grands principes.
D’où ce titre à double sens, qui est le même en bulgare qu’en anglais : »les leçons de Blaga ». Blaga donne des leçons de bulgare… et de vertu. Mais avec cette arnaque, elle se prend elle aussi une leçon de vie. Et elle qui faisait preuve d’une autorité sourcilleuse, la voilà qui renonce à ses exigences morales.
Pour autant, on s’attache au personnage de Blaga et on comprend ses choix, même les plus déconcertants, car ce sont des choix humains, qu’on aurait pu prendre si on avait été à sa place. C’est la grande force du scénario de Stephan Komandarev et Simeon Ventsislavov, qui nous amène à nous questionner sur notre propre éthique.
Ainsi, on suit le calvaire de Blaga, qui subit une double peine : la perte de son argent, mais aussi les moqueries des gens, à la honte personnelle s’ajoutant une honte sociale et publique, qui achève notre personnage principal. Stephan Komandarev matérialise ce chemin de croix de Blaga lorsqu’elle monte à plusieurs reprises, haletante, les très nombreuses marches qui mènent au Monument aux 1300 ans de Bulgarie (ou Monument aux fondateurs de l’État bulgare). Un célèbre édifice bâti à Choumen, où vit Blaga, et qui personnalise la Bulgarie à travers les grands personnages de son histoire.
C’est que Stephan Komandarev ne livre pas seulement le portrait d’un personnage et d’une classe d’âge (les retraités abandonnés de tous), sous une forme d’étude sociologique, pourtant très réussie. Il dresse aussi le portait de la Bulgarie contemporaine, qui peine à se relever de l’ère communiste, comme beaucoup de pays d’Europe Centrale et de l’Est, après que toute société civile ait été détruite. Et qui peine également à surnager dans l’ultra-libéralisme actuel, sorte de Far West européen, où chacun lutte pour sa survie, quitte à écraser l’autre. La fin du film, terrible et glaçante, illustre les contradictions de cette Europe impuissante face à la misère matérielle et morale.
Mais gardons-nous de regarder de haut ce qui se passe en Bulgarie. Bien des aspects de ce film peuvent se retrouver ailleurs. Gardons-nous, à notre tour, de donner des leçons. Prenons plutôt acte des immenses chantiers politiques, sociaux et économiques qu’il reste encore à mener partout en Europe ou dans le monde.
Adrien Fondecave
Au Festival de Karlovy Vary 2023, Blaga’s Lessons a obtenu le prix du jury œcuménique, avec la motivation suivante : »Victime d’une escroquerie au téléphone, une veuve de 70 ans jette littéralement son argent par-dessus le balcon. Cette femme n’a même pas l’argent nécessaire pour acheter la tombe de son mari récemment décédé. Elle, qui s’est battue toute sa vie, ne perd pas de vue cet objectif et devient elle-même coupable : elle inflige à d’autres et de manière criminelle ce qu’elle a vécu. Jusqu’à la dernière minute du film, nous, spectateurs, croyons que la protagoniste vit un moment cathartique et qu’elle regrette ses actes.
Mais Blaga reste fidèle à ses convictions et semble n’avoir d’autre choix que d’agir de manière immorale. Le destin de cette femme reflète le sort des personnes âgées dans la Bulgarie post-communiste et/ou capitaliste à économie de marché, qui ne savent souvent plus comment lutter pour survivre, travailler, se soigner ou se sentir en sécurité.
Cette situation est exacerbée par la crainte religieuse d’obtenir le salut de son mari. Ce film a convaincu le jury parce qu’il raconte de façon poignante le lien entre la responsabilité individuelle et les normes sociales. Il est difficile d’éprouver de la sympathie pour la protagoniste, remarquablement interprété par Eli Skorcheva, ce qui nous pousse à nous demander si nous agirions comme elle ».
Les membres du jury 2023 étaient : Hana Ducho (Tchéquie), Anna Grebe (Allemagne), Hermann Kocher (Suisse).