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L’HISTOIRE DE SOULEYMANE de Boris Lojkine

Le film met en scène trois journées de la vie d’un demandeur d’asile, tiraillé à l’extrême entre travail ubérisé et préparation d’un rendez-vous crucial pour son avenir. Le regard de Boris Lojkine est édifiant, avec un finale bouleversant.

L’HISTOIRE DE SOULEYMANE de Boris Lojkine. France, 2024, 1h32. Avec Abou Sangare, Alpha Oumar Sow, Nina Meurisse, Emmanuel Yovani. Festival de Cannes 2024, sélection Un Certain Regard, meilleur acteur et prix du jury.

Critique de Patrick Lauras, SIGNIS France

Caméra à l’épaule, les plans se succèdent à un rythme accéléré pour marquer la cadence infernale des journées de Souleymane et les dangers de sa course à vélo dans Paris. Livreur de repas, il est pressuré par son donneur d’ordre qui lui prête sa carte et attend toujours plus – son statut de demandeur d’asile ne lui donne pas le droit de travailler officiellement. Ballotté de tous côtés : il y a ceux qui le font attendre, les imprévus sur sa route, les clients impitoyables, la peur d’être en retard et de passer une nuit sous les ponts, une rémunération finalement tronquée… C’est à en perdre la tête.

Particularités techniques de la réalisation, la caméra et le micro suivaient à vélo ! Car jamais une voiture n’aurait pu. Et la bande-son ne comporte aucune musique, le réalisateur a voulu nous faire éprouver la ville animée et vibrante, son agitation et ses bruits. Aucune mise en scène ici, ou plutôt si : le choix de plonger le scénario dans la réalité de la ville, filmée telle qu’elle est. Les acteurs sont quasiment tous non professionnels, des jeunes immigrés en France. Le montage est sans répit. On ne s’étonnera donc pas du réalisme de cette chronique d’un esclavage moderne et de l’émotion qui en ressort.

Le scénario place de surcroît Souleymane est à moment clef de son existence. Il va passer l’entretien au terme duquel l’administration décidera s’il peut accéder au statut de réfugié et rester en France (Les demandeurs d’asile doivent prouver qu’ils étaient en danger dans leur pays). Angoisse pour beaucoup, car peu obtiennent ce titre (1 sur 4 ou 5). Souleymane doit donc se préparer, expliquer ce qui l’a amené en France et le chemin qu’il a parcouru. Il n’a pas de temps pour cela. Alors nous le voyons répéter sur son vélo. Il croise une connaissance qui lui donne de vagues conseils contre rémunération. On comprend vite l’arnaque, il va s’égarer dans une histoire toute-faite et pas maîtrisée.

Le récit atteint clairement son apogée dans la dernière partie du film, l’entretien avec l’officier public qui statuera sur son avenir en France. Changement complet d’ambiance : le calme s’impose, le rythme devient tranquille, la caméra est fixe. Très documenté, l’échange est représentatif du fonctionnement de cette institution. Quelques questions suffisent à dénouer le vrai du faux. Et lorsque la vérité de l’histoire de Souleymane surgit enfin, il nous est donné de vivre un de ces moments d’exception que le cinéma peut offrir. Abou Sangara, qui l’interprète, a vécu cela il y a quelques années et plusieurs détails de la narration disent sa propre vie. Il a une présence inouïe devant la caméra, son visage reflète avec subtilité les émotions et douleurs qui le traversent. Nous ne saurons pas s’il obtient son titre, et peu importe d’ailleurs. L’intention du réalisateur est de nous mettre au pied du mur : Souleymane mérite-t-il de rester en France ? Souhaitons-nous qu’il puisse vivre parmi nous ?

Il n’est pas anodin de noter qu’un précédent film de Boris Lojkine, Hope, racontait l’itinéraire deux jeunes au travers de l’Afrique et jusqu’aux portes de l’Europe. Il nous offre une suite en quelque sorte, et l’on pourra se référer au premier pour animer un débat. Parmi les nombreux films que le cinéma offre sur les migrants – signes que la question préoccupe notre société – L’Histoire de Souleymane s’avère l’un des plus instructifs et des plus accomplis. Un prix du Jury Un Certain Regard absolument mérité – de même que le prix d’interprétation accordé à Abou Sangara.

Patrick Lauras

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