MédiasLes Chroniques CinémaLES FILLES DU NIL de Ayman El Amir et Nada Riyadh

LES FILLES DU NIL de Ayman El Amir et Nada Riyadh

Ce documentaire accompagne le voyage d’adolescentes pour devenir des femmes libres. C’est une subtile chronique d’une prise de conscience vers l’émancipation. «A quoi ressemble mon avenir ?» questionne une des héroïnes du film.

LES FILLES DU NIL de Nada Riyadh et Ayman El Amir, Egypte /France/Danemark/Qatar/Arabie Saoudite, 2024, 1h42. Documentaire. Festival de Cannes 2024, Semaine de la critique.

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

A Al-Barcha, un petit village de la Haute Egypte, une bande de jeunes filles de confession copte (chrétiens d’Égypte) a créé une petite troupe de théâtre de rue nommée Panorama Barsha. Elles ont une quinzaine d’années et des rêves plein la tête : devenir comédiennes, danseuses et chanteuses. Elles sont six, unies par la passion du théâtre et elles jouent des petites saynètes, dans la rue, qu’elles ont imaginées et dans lesquelles elles mettent en scène leurs rêves et leurs peurs.

Nada Riyadh et Ayman El Amir ont rencontré ces jeunes filles en 2017. À l’époque, le réalisateur et la réalisatrice travaillaient pour une organisation féministe soutenant la création artistique des femmes venant de communautés marginalisées. Dans le cadre de leur travail, ils ont beaucoup voyagé dans le sud de l’Égypte, et c’est dans le village El Barsha, qu’ils ont rencontrés leurs futures héroïnes. Pendant six ans (deux ans de préparation et quatre ans de tournage), les deux cinéastes ont vécu au contact de ces jeunes femmes, mais aussi de leurs familles, de leurs amis ou de leurs futurs maris, suivant ainsi leurs différents parcours de vie. Pendant les quatre dernières années, la caméra a suivi de près leur trajectoire, dépeignant ainsi une période de transition : le passage de l’adolescence à l’âge adulte.

Ce documentaire comprend deux parties. Dans la première, nous faisons connaissance avec cette troupe dans son parcours artistique. Trois se démarquent : la metteuse en scène Majda, la danseuse Haidi et la chanteuse Monika. Durant tout le film, elles seront au centre du récit.

Ces filles répètent dans un local vétuste où elles ont construit elles-mêmes leur scène avec des planches. Elles négocient des lieux de répétition, créent des scènes improvisées, font du bruit dans la rue avec leurs percussions, scandent leurs slogans, s’inspirent de leur propre expérience, de leur vie et de la manière dont elles la vivent. Elles s’inspirent aussi de leur église qui a une tradition théâtrale très riche. Elles sont énergiques, entreprenantes et affrontent des conflits. En effet elles sont affectées par la tension constante entre leurs ambitions artistiques et les contraintes sociales rigides qui pèsent sur elles.

Dans les rues elles affirment que leurs corps ne sont pas dans le péché, qu’elles ont envie de porter des robes, et que l’on ne doit pas à étouffer leurs rêves. Elles osent poser des questions : «Êtes-vous heureuse en ménage? N’avez-vous pas été mariée trop jeune? Les femmes n’ont donc aucun droit à l’amour?». Elles peuvent ainsi ouvrir un dialogue avec le public de leurs spectacles.

La deuxième partie s’avère introspective et dévoile dans les détails les restrictions d’un carcan familial et traditionnel. Ainsi Majda est confrontée à la difficulté de s’inscrire à l’université. Haidi, dans une séquence bouleversante, rassure son fiancé sur le fait qu’elle n’est pas devenue, à cause de son appartenance à ce groupe, une fille frivole. Le fiancé de Monika veut à tout prix contrôler les choix de la jeune fille, car gagner son propre argent en tant que chanteuse constitue un acte de désobéissance à son futur mari. Ces exemples font ressortir le poids du patriarcat qu’elles subissent en tant que fille et future épouse.

En écho, une scène entre Haidi et son père fait apparaître un peu d’espoir. Ce dernier est étonné que sa fille ait abandonné la troupe à laquelle elle appartient depuis sept ans. Craignant qu’elle ne soit sous l’emprise de son fiancé, il la met en garde : elle n’est pas obligée de se marier si jeune !

Ces filles essaient de faire bouger les lignes à travers leur pratique artistique. Elles sont représentatives d’une génération de jeunes artistes égyptiens qui entendent créer, jouer au théâtre, chanter, danser, tout en restant dans leur région et dans un lieu de sororité artistique, dans un pays où l’offre culturelle est quasiment inexistante, sauf autour du Caire et d’Alexandrie.

En étant ensemble et unies, en faisant communauté, elles peuvent s’exprimer, dire ce qu’elles pensent et éveiller les consciences. Leurs paroles les inspirent, leur donnent de la force pour se livrer à une critique des traditions.

A travers leurs pièces, elles s’expriment sur des questions sociétales comme le mariage précoce et/ou forcé, la violence familiale, l’enseignement des jeunes filles, l’enfermement, le harcèlement, le contrôle des corps et la privation des aspirations des femmes.

Nada Riyadh et Ayman El Amir montrent une radiographie d’une jeunesse féminine égyptienne qui se développe après les manifestations pour la liberté et le changement démocratique des Printemps arabes de 2011. Le parti pris choisi par les cinéastes consiste en une immersion auprès de ce groupe de jeunes femmes qui ont fait du théâtre une action politique pour faire entendre leurs voix dans l’espace public.

Ce film sensible, délicat, poétique et saisissant donne à voir les combats d’émancipation de ces Filles du Nil contre une société qui les oppresse et fait barrage à leurs rêves. Il pose la question suivante : quand les filles vont-elles enfin pouvoir poursuivre tous leurs rêves sans rien sacrifier ?

Signalons qu’en Anglais, Les Filles du Nil s’intitule Au bord des rêves (The Brink of Dreams). Cette version du titre porte une belle évocation. Au bord des rêves, le bus des rêves rappelle à tout moment ce qui empêche justement les filles du Nil d’accomplir les leurs. N’attendent-elles pas le moment où le bus de leurs rêves viendra les emporter vers ce à quoi elles aspirent?

Philippe Cabrol

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