Le cinéaste cambodgien, Rithy Panh, qui avait 10 ans à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, bâtit son œuvre documentaire pour explorer les mécanismes du mal, comprendre le fonctionnement du régime, donner à voir les traces indélébiles laissées sur les survivants, redonner leur place aux millions de victimes sans nom et sans visage.
RENDEZ-VOUS AVEC POL POT de Rithy Panh. Cambodge/France/Taïwan/Turquie, 2024, 1h52. Avec Irène Jacob, Grégoire Colin et Cyril Gueï.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
Né en 1964 à Phnom Penh, Rithy Panh a consacré la plus grande partie de sa carrière aux questions du deuil et du traumatisme en relation avec les crimes commis par les Khmers rouges entre 1975 et 1979. L’université de Yale estime que ce régime a été responsable de la mort de plus de 1,7 million de Cambodgiens, soit plus de 20% de la population du pays, alors que les Khmers rouges tentaient d’imposer une société agraire socialiste.
En mars 2014, l’Image manquante de Rithy Panh a été le premier film cambodgien sélectionné pour un Oscar. Ce documentaire avait remporté le prix Un certain regard au Festival de Cannes 2013.
Si Rithy Panh, depuis 30 ans, aborde si souvent cette période atroce, en prenant le point de vue des victimes, des familles, mais aussi des bourreaux, c’est parce qu’il en fait son devoir. Enfant, il a été victime de la barbarie de ce régime de la Kampuchéa démocratique : il y perdit ses parents et des membres de sa famille. Ce n’est donc pas avec le regard d’ un simple documentaliste spécialisé de cette époque que Rithy Panh aborde la question des Khmers rouges. Il est habité par une mission : utiliser le cinéma pour exprimer l’inimaginable, mais surtout pour que ce drame soit parfaitement documenté et ne soit jamais oublié. Si l’œuvre cinématographique de Rithy Panh est saluée dans le monde entier, c’est en raison de sa portée universelle.
Avec Rendez-vous avec Pol Pot, Rithy Panh aborde la période par le biais de la fiction et sous un angle particulier, celui de l’aveuglement d’une partie de l’Occident et des intellectuels de gauche, face au régime khmer rouge. Le film s’inspire du livre de la journaliste américaine Elizabeth Becker, Les larmes du Cambodge. Rithy Panh et Elizabeth Becker sont liés par ce petit pays d’Asie du Sud-Est à l’histoire tragique. Le cinéaste franco-cambodgien et la journaliste américaine se sont vus pour la première fois dans les années 2000, lorsqu’elle est venue témoigner au procès des trois plus hauts dirigeants khmers rouges devant le tribunal international.
Dans le film, trois Français ont accepté l’invitation du régime et espèrent obtenir un entretien exclusif avec Pol Pot : Lise, une journaliste expérimentée et familière du pays, Paul, un reporter photographe et Alain, un intellectuel sympathisant de l’idéologie révolutionnaire. Alain a connu Pol Pot à la Sorbonne et se prétend son ami. La réalité qu’ils perçoivent sous la propagande et le traitement qu’on leur réserve vont peu à peu faire basculer les certitudes de chacun. Très vite les trois invités découvrent qu’ils sont en résidence surveillée, qu’ils ne peuvent pas pratiquer leur métier de journaliste, et qu’ils n’ont aucune liberté de circulation. Pendant deux semaines, les Khmers rouges accompagnent ces trois protagonistes dans de fausses coopératives, truquent les témoignages afin de présenter leur pays sous son meilleur jour. Cette visite se déroule en 1978, trois ans après que le Cambodge soit devenu le Kampuchéa.
Alain refuse d’ouvrir les yeux et persiste à faire l’éloge d’une idéologie et d’un gouvernement qu’il juge animés par de nobles idéaux. Dans une scène remarquable, le réalisateur montre un jeu des Khmers rouges pour humilier l’intellectuel français : les yeux bandés, on lui fait toucher un déguisement d’éléphant et on ricane de ce qu’il croit deviner et qui n’a bien sûr rien à voir. Métaphore puissante de l’aveuglement d’une partie de l’intelligentsia française, Alain ne voit pas ce que les Anglo-Saxons appellent « l’éléphant dans la pièce », c’est-à-dire l’évidence : la révolution khmère rouge dissimule un régime génocidaire.
Mais malgré tous les efforts de dissimulation des Khmers, l’horreur et la terreur se révèlent doucement aux personnages. Les trois visiteurs perçoivent ce que cache cette révolution : un pays exsangue, une population affamée, des civils massacrés, un culte de la personnalité poussé à l’extrême, la ville de Phnom Penh vidée de ses habitants, dans un silence de mort, des cadavres dans les marécages, des visages émaciés par la faim.
Rendez-vous avec Pol Pot cherche à révéler la mécanique diabolique du despotisme et à faire comprendre les mécanismes de la »machine à tuer khmère rouge ». Pour cela, le réalisateur manie brillamment la fiction et l’enquête journalistique à travers des témoignages saisissants, mêlant fiction, archives, documents d’actualité. La mise en scène est précise et nous permet de découvrir un discours manipulatoire des autorités et de comportements de plus en plus violents. À l’aide de petites figurines dans des décors miniatures, le cinéaste reproduit ce qui a lieu loin des yeux. Cette mise en scène habile et efficace permet au réalisateur de figurer le drame qui se joue en coulisses et que les autorités s’évertuent à cacher à la vue des visiteurs.
Un principe éthique imprègne le film. Quand on voit des cadavres ou des personnes mourant de faim, Rithy Panh emploie des images réelles, il ne fictionnalise jamais. Et les petites figurines, déjà utilisées dans ses films documentaires, permettent également d’évoquer les massacres de façon symbolique et puissante. Enfin,quand les personnages du film se retrouvent face à Pol Pot, on entend celui-ci parler mais son visage reste dans l’ombre. Encore et toujours, semble nous dire Rithy Panh, le visage du mal reste impénétrable. C’est Rithy Panh, lui-même, qui s’est glissé dans la peau de Pol Pot, ou plutôt dans une silhouette qui représente l’ombre menaçante d’un dictateur omniprésent et invisible.
Irène Jacob, Grégoire Colin et Cyril Gueï incarnent avec beaucoup de retenue et de mesure les trois invités. A travers eux le réalisateur rend aussi hommage au métier de journaliste et décortique le processus d’une idéologie, et les dérives qui en découlent. Il montre l’absurdité d’un système et pointe la vision idéalisée et la posture passive du monde occidental.
Rendez-vous avec Pol Pot dessine un portait glaçant et édifiant de l’endoctrinement ( »l’Angkar élimine tous les parasites qui s’opposent ») et de la dérive absolue des idéaux de justice révolutionnaire ( »le peuple est au pouvoir et le peuple veut du sang »).
Le 25 décembre 1978, les forces vietnamiennes entraient au Cambodge. Le 7 janvier 1979, Phnom Penh tombait et le régime avec elle.« Quand vous traversez une tragédie comme un génocide, vous vivez avec ça pour la vie » dit Rithy Panh. Son film magnifique, glaçant et terrifiant est une œuvre importante et saisissante, il ajoute une pierre à son travail de mémoire dans un geste cinématographique d’une grande liberté.
Philippe Cabrol