Le nouveau long-métrage de Gabor Reisz, grande figure du cinéma indépendant magyar, raconte l’échec et les mensonges d’un candidat au baccalauréat, autour duquel les esprits s’enflamment, servent de prétexte à une exploration de la polarisation de la société hongroise. Un tableau triste de la Hongrie de Viktor Orban.
L’AFFAIRE ABEL TREM de Gábor Reisz. 2023, Hongrie/Slovaquie, 2h07. Avec Gáspár Adonyi-Walsh, Istvan Znamenak, András Rusznáknre. Mostra de Venise 2023, Grand Prix section Orizonti.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
En 1989, la Hongrie se libère, comme d’autres pays de l’Est de l’Europe, du joug soviétique et connaît pendant vingt ans une alternance politique relativement paisible. En 2010, la victoire de Viktor Orbán et de son parti politique change profondément le pays. Grâce à une écrasante majorité à l’assemblée, Orbán fait voter une nouvelle constitution qui fait référence aux »racines chrétiennes » de la nation hongroise, et tente de restreindre les libertés individuelles, notamment dans le milieu universitaire. Au-delà de cette décision, ce sont des questions de société qui vont diviser la population hongroise.
En mai 2023, alors que se déroulent les épreuves du bac, la police réprime brutalement des manifestations de lycéens protestant contre l’état du système scolaire hongrois. C’est dans ce contexte que nous entraîne le film de Gábor Reisz. Le cinéaste place son personnage principal un lycéen prénommé Abel entre un père patriote et fervent défenseur d’Orbán et un professeur d’histoire très critique sur le Premier ministre et l’état actuel du pays.
Le cinéaste ne choisit pas un éducateur comme personnage principal, mais un lycéen : Abel Trem. Né dans une famille bourgeoise qui soutient inconditionnellement le régime en place de Viktor Orban, cet adolescent, qui désespère son père, s’intéresse peu à ses études. Suite à son oral du baccalauréat, Abel échoue à l’examen. Au lieu de confesser son manque de travail à ses parents, le garçon ment et désigne Jakab, son professeur d’histoire, comme coupable. L’homme lui aurait reproché le port d’une petite cocarde — un symbole nationaliste lié à la révolution de 1848 — et aurait traité son père de«connard qui vote pour Orbán». Ces propos vont remonter, via l’entourage de la famille et d’une journaliste, jusqu’au gouvernement et vont déclencher un scandale politico-médiatique. Piégé par son mensonge, Abel saisit progressivement toutes les répercussions de son insouciance.
Débutant autour d’enjeux plutôt intimes, L’Affaire Abel Trem va, par sa construction narrative qui alterne différents points de vue, révéler les clivages de la société hongroise, tant sur le plan social que politique.L’intrigue se déroule sur dix jours, elle se compose de trois chapitres distincts, un pour chacun des personnages principaux : Abel, son père et son professeur, mais on peut également y ajouter la journaliste. La tension monte tout au long du film et nous dévoile les liens et ramifications improbables qui créent ce scandale et qui échappent totalement à Abel.
Dans ce long-métrage, trois problématiques sont développées sur fond de critique du pouvoir en place : la place de l’éducation dans la société, le phénomène des fake news avec la journaliste face à une situation qu’elle ne maîtrise plus, et le portrait d’un lycéen coincé entre ses parents et son libre arbitre. Le réalisateur déclare à propos de son film «la pression de ses parents sur Abel est la même que celle que j’ai subie durant mon lycée: cette pression familiale qui veut vous pousser vers l’université même si vous ne le souhaitez pas. Je me souviens très bien de cette période sensible: vous n’avez que 18 ans, c’est la première fois que vous tombez amoureux, la première fois que vous prenez vraiment conscience de l’environnement autour de vous, et c’est très difficile de prendre une décision sur son propre avenir. C’est cet état que j’ai voulu retranscrire dans le film.»
Gábor Reisz prend son temps et donne à chaque personnage l’occasion d’apparaître dans son quotidien. Il en montre toutes les facettes, jusqu’à l’impossibilité d’un dialogue de réconciliation entre le père d’Abel et l’enseignant, l’un et l’autre campant sur des positions radicalement divergentes. Le cinéaste maîtrise avec justesse, précision et nuances une intrigue complexe, ouvrant un vaste champ de réflexion sur la société hongroise contemporaine mais également sur l’éducation et la jeunesse du XXIème siècle. Concernant la situation actuelle en Hongrie, L’Affaire Abel Trem, film ni moral, ni directement politique, évite les pièges les plus grossiers du manichéisme tout en exposant les clivages traversant cette société, suggérant qu’au-delà des oppositions politiques, vérités et mensonges ne sont pas si faciles à distinguer.
Philippe Cabrol