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JURÉ N°2 de Clint Eastwood

Clint Eastwood, avec Juré n°2, son 42ème film repasse une nouvelle fois derrière la caméra pour mettre en scène un genre auquel il n’avait encore pas touché : le film de procès.

JURÉ N°2 de Clint Eastwood,. Etats-Unis, 1h54, 2024. Avec Nicholas Hoult, Toni Collette, Zoey Deutch, Kiefer Sutherland.

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Alors que son épouse attend un bébé, Justin Kemp est appelé à être juré dans le procès d’un homme accusé d’avoir tué sa compagne sur le bord d’une route avec sa voiture.

Le premier plan est magnifique : dans le prolongement du générique, où s’affiche un dessin de Thémis, la déesse de la justice, pourvue de ses attributs emblématiques (ses yeux bandés, une balance dans une main, un glaive dans l’autre), on découvre le visage d’une femme dont le regard est lui aussi masqué. Il s’agit de l’épouse de Justin Kemp, le  »juré n°2 ». Elle est sur le point de découvrir la chambre de leur futur bébé, que son mari a préparée pour lui faire la surprise. Lorsque le bandeau tombe, la caméra adopte le point de vue de l’épouse sur cet  »homme bon » (la phrase est souvent répétée), ancien alcoolique repenti, avec lequel elle a décidé de faire sa vie. L’ouverture raconte deux choses, car le film racontera toujours deux choses en même temps : Justin Kemp se dévoile devant les yeux de la justice elle-même, et il apparaît  »comme quelqu’un de bien, un citoyen modèle » que le récit va rapidement mettre en crise.

Tandis que la procureure expose les faits, un vertige saisit Justin : le soir de la mort de la victime, il était dans le bar près duquel elle est morte. Il se souvient alors qu’il rentrait chez lui, sous une pluie battante, et que sa voiture a percuté quelque chose. Justin va être confronté à un dilemme : voter la condamnation du prévenu et briser la vie d’un innocent ou le sauver et prendre le risque de ruiner sa vie et celle de sa famille. On voit ici le paradoxe de la plupart des protagonistes des films de Clint Eastwood, amenés à faire face aux contradictions opposant leur idéalisme à leur vie personnelle. C’est ce tiraillement, celui de l’Amérique, que le cinéaste explore depuis ses westerns.

Clint Eastwood interroge le personnage de Justin Kemp, quant à sa propre culpabilité, et à son devoir de se dénoncer pour libérer un innocent qu’il est censé juger. Nouvelle méditation sur le sens de la justice, Clint Eastwood analyse une dimension métaphysique sur la responsabilité des actes d’un homme mis face à lui-même, aux autres et à la société qu’il est censé représenter. Au-delà d’un film de procès, nous assistons à une immersion dans l’esprit d’un homme en conflit, incitant à nous demander : que ferions-nous dans une telle situation ? Ce dilemme, devient le moteur émotionnel du film. Clint Eastwood ouvre des fenêtres de réflexion, laissant le spectateur face à ses propres jugements et à ses propres questionnements.

Eastwood excelle dans l’art de mettre en avant l’humanité de ses personnages. En tant qu’humaniste, c’est bien l’humanité tout entière de ses personnages qui émeut le cinéaste, et qu’il s’efforce d’explorer : leurs forces autant que leurs faiblesses, leur grandeur autant que leur bassesse.

Loin d’être une simple mise en scène de procédure, le film soulève des questions profondes sur l’identité, la vérité et le doute. Plus l’intrigue avance, plus l’on ressent l’ampleur de la tragédie personnelle du personnage, qui se retrouve piégé entre son devoir envers la société et son propre dilemme moral. Le réalisateur nous offre la quintessence de son cinéma : la confrontation de l’intérêt individuel d’un homme aux intérêts collectifs, à la mise en conflit des valeurs américaines, entre liberté suprême de l’individu et souci démocratique de l’égalité. des fêlures morales d’un homme. Le metteur en scène s’est toujours attaché à filmer les clairs-obscurs de l’âme.

Il n’est pas étonnant que Clint Eastwood cite explicitement, durant la première phase de délibération, un plan mythique de Douze hommes en colère. Le parallèle entre Justin et le personnage d’Henry Fonda ne pourrait être plus contraire : l’idéalisme d’une justice en quête de vérité se craquelle, autant du côté des jurés, tous aveuglés par leurs biais moraux, que de celui de la procureure dont l’affaire lui sert de tremplin politique.

La scène finale, d’une force brute et dévastatrice, incarne tout ce que le film construit patiemment : une explosion émotionnelle inattendue qui reste longtemps gravée dans la mémoire.

 La mise en scène est travaillée, dépouillée, presque austère Les acteurs sont impeccablement dirigés.

Clint Eastwood, un des metteurs en scène les plus passionnants de notre époque, s’apprête à tirer sa révérence. Juré n° 2, selon les dires du cinéaste, sera son dernier film. S’il n’atteint pas le niveau de ses plus belles réussites, Impitoyable, Sur la route de Madison, Million Dollar Baby et bien d’autres encore, Eastwood nous offre un drame judiciaire à la fois sobre et puissant, explorant les dilemmes moraux et sociétaux les plus sombres et les plus universels qui construisent son héritage cinématographique, construit depuis ses débuts.

Philippe Cabrol

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