En racontant l’histoire d’un jeune homme turc des années 1990 tiraillé entre deux systèmes politiques oppressifs, le réalisateur Nehir Tuna offre une réflexion sur la force du désir de liberté et d’amour inhérent à l’adolescence.
YURT de Nehir Tuna. Turquie,1h56, 2023. Avec Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Celik. Mostra de Venise 2023, section Orizonti.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
Nous sommes en Turquie en 1996, période charnière dans la bataille historique entre la laïcité et l’islamisme. Cette époque est marquée par des bouleversements sociaux majeurs résultant de l’ascension croissante des organisations religieuses au sein d’un pays qui avait jusqu’alors embrassé la laïcité depuis son accession à l’indépendance. La tension entre les laïcs se réclamant de Kemal Atatürk et les religieux appelant à un islam politique est vive. Pour la première fois, ces derniers arrivent au pouvoir.
Ahmet intègre un yurt, pensionnat d’enseignement religieux musulman pour jeunes garçons âgés de dix à quinze ans, créé en répercussion aux dissensions politiques turques dans la fin des années 1990, sous Atatürk. Kerim, le père d’Ahmet, membre de la classe moyenne aisée, s’est depuis peu rallié au parti de Dieu et impose à sa famille de nouvelles règles de vie conformes à sa nouvelle foi. En envoyant Ahmet dans un yurt, il voit en ce choix la bonne voie pour son fils, ainsi qu’une opportunité de rédemption et la pureté pour lui-même. Ahmet travaille dur pour être le fils parfait. Mais il vit un cauchemar. Le jour, il fréquente une école privée laïque et nationaliste. Le soir, il retrouve son dortoir surpeuplé, les longues heures d’études coraniques et les brimades. Il est face à deux mondes d’autant plus irréconciliables qu’Ahmet tombe amoureux de Sevinç qui aime Vivaldi et exècre les islamistes. Ahmet n’est à sa place nulle part. Dans le yurt, c’est un nanti. Au lycée, c’est un menteur. Au pensionnat il fait la connaissance de Hakan, un élève issu d’un milieu très pauvre, qui l’initie aux règles de l’institution et aux façons de les contourner. Ensemble, ils rêvent de liberté.
Nehir Tuna s’inspire de son expérience personnelle, ayant été envoyé enfant dans un yurt pendant cinq ans. L’année 1996 a été particulièrement controversée en ce qui concerne la présence des dortoirs islamiques et de l’éducation religieuse, confrontés à des perquisitions, des protestations et des discriminations au sein de la société turque.
L’histoire de Yurt nous dévoile le parcours du jeune homme tentant d’intégrer ou de concilier ces deux mondes. Ahmet est pris au piège de ce conflit larvé opposant les deux camps. Il doit faire face à des défis complexes et épineux, résultant des tensions religieuses, des attentes de son père et de son existence dans des espaces à la fois laïc et religieux. Ahmet doute, prend le temps de la réflexion. Cette attitude se manifeste dès les premières minutes du film. Alors que les adolescents du yurt sont hypnotisés par l’écran en regardant un sermon religieux à la télévision, seul Ahmet conserve une certaine distance vis-à-vis du groupe. Ce jeune homme n’est pas un rebelle. Son innocence finira par le précipiter dans une tragédie. Le film fonctionne comme une lente descente aux enfers à travers le tourment individuel du jeune homme et la tragédie qui embrase le pays. Les instincts d’Ahmet, adolescent, étudiant, amoureux sont constamment réprimés et anesthésiés par les modèles de comportement contradictoires auxquels il doit se conformer. Le film montre la puissance de la spirale dans laquelle ce jeune héros se trouve inexorablement pris. Les individus qui le trahissent, son propre père et son ami, ne cherchent qu’à tirer profit de lui, leur unique préoccupation étant leur intérêt personnel. Ils reflètent de manière impitoyable mais pertinente les divers acteurs qui déchirent la Turquie entre religion et laïcité.
Nehir Tuna livre un scénario particulièrement bien écrit qui suggère le caractère carcéral des moments à l’école coranique (barreaux aux fenêtres, surveillance par des pensionnaires eux-mêmes, portes fermées, formes circulaires, lignes verticales) et la restriction de libertés. Le réalisateur porte un regard aiguisé sur le quotidien d’une telle institution, décryptant tous ses rouages. Il accompagne tous ses personnages sans ne jamais les juger, quelles que soient leurs attitudes et leurs convictions. Nehir Tuna alterne les plans rapprochés sur les visages, en particulier ceux d’Ahmet et de Hakan, et les vues plongeantes sur les couloirs, sur les vestiaires.
Avec sa photographie en noir et blanc saisissante et captivante, Yurt est une œuvre passionnante, complexe, qui refuse tout schématisme sur l’adolescence, l’embrigadement, la résistance à la tradition ou aux parents. Le réalisateur dit à propos de son film : »J’ai essayé d’apporter mon expérience personnelle pour raconter une histoire qui transcende la lutte macro-politique entre religiosité et laïcité, exprimant l’isolement et la pression auxquels Ahmet est confronté alors qu’il lutte pour répondre aux attentes de sa famille et pour appartenir à quelque part ».
Philippe Cabrol